Les Poisons de la couronne (3 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Les Poisons de la couronne
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Les mires et les chirurgiens lui
affirmaient qu’il ne courait aucun péril mortel, qu’à son âge on guérissait de
tout, et que Dieu accomplissait en son hôtel bien d’autres miracles, ainsi
qu’il l’avait prouvé sur ce calfat éventré qui s’était un jour présenté,
retenant ses tripes avec les mains, et qu’on avait vu sortir, après quelque
temps, aussi fort et gai que dans le passé. Guccio ne se désespérait pas moins.
Trois semaines déjà… et rien ne lui indiquait qu’il n’en faudrait pas encore
trois autres avant qu’il pût se lever, ou bien trois mois, ni qu’il ne
resterait pas à jamais impotent.

Par moments, il s’imaginait condamné
à finir ses jours, tordu et béquillard, derrière un comptoir de changeur, à
Marseille. Pouvait-il songer à voyager, infirme, et moins encore à se
marier ?… Si même il quittait vivant cet affreux hôpital ! Chaque
matin, il voyait emporter un ou deux cadavres qui avaient déjà pris une mauvaise
teinte noirâtre. N’était-ce pas la peste ?… Tout cela pour avoir joué les
fanfarons et voulu sauter sur un quai plus vite que ses compagnons, alors qu’il
venait d’échapper au naufrage !

Il enrageait contre le sort et sa
propre sottise. Il appelait presque quotidiennement l’écrivain et lui dictait,
pour Marie de Cressay, de longues lettres à la fois gémissantes et enflammées
qu’il faisait expédier, par les courriers des banques lombardes, vers le
comptoir de Neauphle, afin que le premier commis les remît en secret à la jeune
fille. Guccio assurait Marie qu’il ne souhaitait guérir que pour le bonheur de
la retrouver, de la contempler, de la chérir chaque jour des cieux. Il la
suppliait de lui garder la foi qu’ils s’étaient jurée, et lui en promettait
mille félicités. « Je n’ai point d’autre âme que la vôtre en mon cœur,
n’en aurai jamais d’autre, et si elle me venait à faillir, ma vie s’en irait
avec. »

Car ce présomptueux, maintenant que
l’adversité le clouait sur un lit d’hôtel-Dieu, se prenait à douter de tout et à
craindre que celle qu’il aimait ne l’attendît pas. Marie allait se lasser d’un
amoureux toujours absent, et lui préférer quelque gentilhomme de sa province.

« Ma chance, se disait-il, est
d’avoir été le premier à l’aimer. Mais voilà un an et bientôt six mois que nous
nous sommes donné notre premier baiser. »

Alors que contemplant ses jambes
amaigries, il se demandait s’il pourrait jamais tenir debout, il cherchait,
dans ses lettres, à se montrer admirable. Il se donnait pour l’intime et le
protégé de la nouvelle reine de France. À le lire, on eût cru qu’il avait
lui-même négocié le mariage royal. Il racontait son ambassade à Naples, la
tempête, et comment il s’y était conduit, affermissant le courage de
l’équipage. Son accident, il l’attribuait à un mouvement chevaleresque ;
il s’était précipité afin de soutenir la princesse Clémence et la sauver de
tomber à l’eau, alors qu’elle descendait du navire que secouaient, jusque dans
le port, les remous de la mer…

Guccio avait écrit également à son
oncle Spinello Tolomei pour lui conter, mais avec moins d’emphase, son
accident, et lui demander du crédit à Marseille.

Des visites assez nombreuses le
distrayaient un peu. Le consul des marchands siennois était venu le saluer et
se mettre à sa disposition ; le correspondant des Tolomei le comblait
d’attentions et lui faisait parvenir une nourriture meilleure que celle servie
par les frères hospitaliers.

Un après-midi, Guccio eut la joie de
voir apparaître son ami Boccace de Cellino, voyageur des Bardi, qui se trouvait
justement de passage à Marseille. Auprès de lui, Guccio put se lamenter à
loisir.

— Pense à tout ce que je vais
manquer, disait-il. Je ne pourrai point assister aux noces de Donna Clemenza,
où j’aurais eu ma place parmi les grands seigneurs. Avoir tant fait pour ce
mariage, et ne pas m’y trouver ! Et je vais manquer aussi le sacre de
Reims. Ah ! Que cela me fait deuil… et je n’ai aucune réponse de ma belle
Marie.

Boccace s’efforça de l’apaiser.
Neauphle n’était pas un faubourg de Marseille, et les lettres de Guccio ne
voyageaient pas par chevaucheurs royaux. Elles devaient transiter par les
relais lombards d’Avignon, de Lyon, de Troyes et de Paris ; les courriers
ne se mettaient pas en route chaque jour.

— Boccacio, mon ami, s’écria
Guccio, si tu te rends à Paris, fais-moi la grâce d’aller à Neauphle et de voir
Marie. Dis-lui tout ce que je t’ai confié ! Sache si mes missives lui ont
bien été remises ; vois si elle est toujours en même humeur d’amour à mon
endroit. Et ne me cache aucune vérité, même la plus dure… Ne crois-tu pas,
Boccaccino, que je devrais me faire transporter en litière ?

— Pour que ta blessure se
rouvre, que les vers s’y mettent, et pour périr de la fièvre dans quelque
mauvaise auberge de la route ? La belle idée ! Es-tu devenu
fou ? Tu as vingt ans, Guccio…

— Pas encore !

— Raison de plus ; à ton
âge, qu’est-ce qu’un mois de perdu ?

— Si c’était le bon mois, c’est
toute la vie qui peut être perdue.

Chaque jour, la princesse Clémence
envoyait un de ses gentilshommes prendre des nouvelles du blessé. Par trois
fois, le comte de Bouville vint lui-même s’asseoir au chevet du jeune Italien.
Bouville était accablé de travail et de soucis. Il s’efforçait de rendre une
apparence convenable à l’escorte de la future reine avant de poursuivre le
voyage. Personne n’avait plus de vêtements hormis ceux, détrempés et gâchés,
que chacun portait en débarquant. Les gentilshommes et les dames de parage
commandaient chez les tailleurs et les lingères, sans se soucier de payer. Tout
le trousseau de la princesse, perdu en mer, était à refaire ; il fallait
racheter l’argenterie, la vaisselle, les coffres, les meubles de route.
Bouville avait demandé des fonds à Paris ; Paris avait répondu qu’on
s’adressât à Naples, puisque toutes ces pertes étaient survenues dans la partie
du voyage qui incombait à la couronne de Sicile et que l’escorte se trouvait
encore en terre angevine. Les Napolitains avaient renvoyé Bouville aux Bardi,
leurs prêteurs habituels, ce qui expliquait le passage à Marseille du signor
Boccace. En tout cet embrouillement, Guccio manquait fort à Bouville.

— Qu’aviez-vous à
glisser ? disait l’ancien grand chambellan avec une nuance de reproche.
Vous voyez, le ciel vous a puni de vos paroles impies. Mais il me punit en même
temps, en me privant de votre aide quand elle me serait le plus utile. Je
n’entends rien aux comptes, et je suis sûr qu’on me pille.

— Quand allez-vous
repartir ? lui demandait Guccio qui voyait venir ce moment avec désespoir.

— Oh ! Mon ami, pas avant
la mi-juillet !

— Peut-être serai-je remis.

— Je le souhaite.
Efforcez-vous ; votre guérison me rendrait grand service.

Mais la mi-juillet arriva sans que
Guccio fût rétabli. La veille du départ, Clémence de Hongrie tint à venir
elle-même dire adieu au malade.

Guccio était déjà fort envié de ses
compagnons d’hôpital pour les visites qu’il recevait et toutes les attentions
dont on l’entourait. Il commença de prendre figure de héros lorsque la fiancée
du roi de France, accompagnée de deux dames et de six chevaliers napolitains,
se fit ouvrir les portes de la grand-salle de l’hôtel-Dieu.

Les frères hospitaliers, qui
chantaient vêpres, se retournèrent surpris, et leurs voix s’enrouèrent. La
belle princesse s’agenouilla, comme la plus humble fidèle, puis, les prières
terminées, elle avança entre les lits, suivie par cent regards tragiques. Sur
les couches où les malades étaient allongés tête-bêche, deux corps se
dressaient pour la voir passer. Des mains de vieillards se tendaient vers elle.

Donna Clemenza ordonna aussitôt aux
gens de sa suite qu’on fît aumône à tous les indigents, et qu’on donnât cent
livres à la fondation.

— Mais, Madame, lui souffla
Bouville, qui marchait à côté d’elle, nous n’avons pas assez d’argent pour tout
payer.

— Qu’importe ! Cela vaut
mieux que des coupes ciselées pour boire, ou des soieries pour nous parer. J’ai
honte de penser à de semblables vanités, j’ai honte même de ma santé lorsque je
vois tant de misère.

Elle apportait à Guccio un
reliquaire de corps renfermant un minuscule morceau de la robe de saint Jean,
« avec une goutte visible du sang du précurseur », qu’elle avait
acheté fort cher à un Juif spécialisé dans ce genre de commerce. Le reliquaire
était soutenu par une chaînette d’or que Guccio aussitôt se passa au cou.

— Ah ! Gentil signor
Guccio, dit la princesse Clémence, j’ai chagrin de vous voir là. Vous avez fait
par deux fois un long voyage pour être, auprès de messire de Bouville, le
messager de bonnes nouvelles ; vous m’avez porté grand secours en mer, et
vous ne serez point présent aux fêtes de mes noces !

Il faisait dans la salle une chaleur
de four. Dehors, un orage menaçait. La princesse sortit de son aumônière un
mouchoir, et essuya la sueur qui vernissait le visage du blessé d’un geste si
naturel et si doux que Guccio en eut les larmes aux yeux.

— Mais comment ce malheur vous
est-il survenu ? reprit Clémence. Je n’ai rien vu, ni point encore compris
ce qui s’est passé.

— Je… j’ai cru, Madame, que
vous alliez descendre, et comme la nef était encore remuée, je… j’ai voulu
m’élancer pour vous présenter le bras. L’heure faisait qu’on n’y voyait guère…
et voilà… le pied m’a glissé.

Il serait désormais persuadé que les
choses s’étaient passées ainsi, et que ce mouvement qui l’avait poussé à sauter
le premier…

— Gentil signor Guccio !
répéta Clémence tout émue. Guérissez vite, j’en aurai joie. Et venez me
l’annoncer à la cour de France ; mes portes vous seront toujours ouvertes
comme à un ami.

Ils échangèrent un long regard,
parfaitement innocent, parce qu’elle était fille de roi et lui fils de Lombard.
Placés par la naissance en d’autres situations, ils eussent pu s’aimer.

 

IV
LES SIGNES DU MALHEUR

Le beau temps avait été de courte
durée. Les ouragans, les orages, les grêles, les pluies torrentielles qui
dévastèrent cet été là l’occident de l’Europe, et dont la princesse Clémence
avait déjà subi les atteintes en mer, reprirent le lendemain même de son départ
de Marseille. Après une première étape à Aix-en-Provence et une autre au
château d’Orgon, l’escorte entra en Avignon sous des avalanches d’eau. Le toit
de cuir peint qui protégeait la litière où voyageait la princesse ruisselait
aux quatre coins comme gargouilles d’église. Les garde-robes si chèrement
reconstituées, les beaux vêtements neufs allaient-ils être déjà gâchés, les
coffres percés par la pluie, et les selles brodées des chevaliers napolitains
perdues, avant même que d’avoir ébloui les populations de France ?

À peine la troupe installée dans la
ville papale, le cardinal Duèze, évêque d’Avignon, suivi de tout un clergé,
vint saluer Madame Clémence de Hongrie. Visite de politique. Candidat officiel
de la maison d’Anjou à l’élection pontificale, Jacques Duèze connaissait bien
Donna Clemenza pour l’avoir vue grandir, alors qu’il était chancelier de la
cour de Naples. Que Clémence épousât le roi de France arrangeait assez ses
affaires, et il comptait un peu sur ce mariage pour gagner les voix qui lui
manquaient parmi les cardinaux français.

Léger comme un daguet, en dépit de
ses soixante-dix ans, Monseigneur Duèze gravit l’escalier, forçant ses diacres
et camériers à courir derrière lui. Il était accompagné des deux cardinaux
Colonna, provisoirement dévoués aux intérêts de Naples.

Pour recevoir toute cette pourpre,
messire de Bouville secoua sa fatigue et retrouva sa dignité d’ambassadeur.

— Je vois, Monseigneur, dit-il
au cardinal Duèze en le traitant comme une vieille connaissance, je vois qu’il
est plus aisé de vous atteindre lorsqu’on escorte la nièce du roi de Naples que
lorsqu’on vient à vous d’ordre du roi de France, et qu’il n’est plus nécessaire
de battre les champs à votre recherche, comme vous m’y forçâtes l’hiver passé.

Bouville pouvait se permettre ce ton
d’humour ; le cardinal avait coûté cinq mille livres au Trésor de France.

— C’est que, messire comte,
répondit le cardinal, le roi Robert m’a toujours fait l’honneur, avec grande
persévérance, de sa pieuse confiance ; et l’union de sa nièce, dont je
sais la haute réputation de vertu, avec le trône de France exauce mes prières.

Bouville reconnaissait cette étrange
voix, à la fois ardente et brisée, étouffée, feutrée de timbre mais rapide de
rythme, qui l’avait tant frappé lors de la première rencontre avec le cardinal.
Celui-ci, répondant à Bouville, parlait surtout pour la princesse, vers
laquelle il se tournait sans cesse. Il poursuivit :

— Et puis, messire comte, les
choses ont assez changé, et l’on n’aperçoit plus derrière ce qui vient de
France l’ombre de Monseigneur de Marigny qui avait le pouvoir bien long, et qui
ne nous était guère favorable. Est-il vrai qu’il se soit montré si infidèle
dans ses comptes que votre jeune roi, dont on connaît pourtant la charité
d’âme, n’ait pu le sauver d’un juste châtiment ?

— Vous savez que messire de
Marigny était mon ami, répliqua Bouville avec courage. Je pense que ses commis,
plutôt que lui-même, ont été infidèles. Il m’a été dur de voir un si vieux
compagnon se perdre par entêtement d’orgueil à vouloir tout régenter. Je
l’avais averti…

Mais Monseigneur Duèze n’était pas
au bout de ses courtoises perfidies. Toujours s’adressant à Bouville, mais
toujours regardant Clémence de Hongrie, il reprit :

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